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Si Kerkennah devenait un État : Comprendre la création monétaire

Préambule

Lorsque nous avons publié en 2019 notre premier texte sur la monnaie et le rôle de la Banque Centrale, les réactions ont été immédiates : débats enflammés, critiques vives et insultes, mais aussi heureusement de nombreuses questions de fond sur la dette, la création monétaire, les entreprises publiques et le financement de la transformation nationale.

Ces échanges ont révélé une réalité terrible : ni les citoyens, ni une grande partie des élites politiques ou même économiques ne comprennent réellement le fonctionnement du système monétaire, ni ses effets sur l’économie réelle.

Sur les réseaux sociaux, notre critique de l’indépendance de la Banque Centrale a déclenché une vague de réactions hyper hostiles voir même hystérique de la part même d’une professeure d’économie se présentant comme conseillère du gouvernement de l’époque. Mais à chaque discussion, une constante : aucun de nos contradicteurs ne pouvait expliquer ce que recouvre réellement cette indépendance, ni à qui elle profite. On veut que la BCT soit indépendante ! pourquoi ? personne ne sait ! (Y compris les personnes qui ont œuvré à cette indépendance)

Ce biais cognitif n’est pas anodin. Le système exploite des mots à forte charge symbolique « indépendance », « compétence », « rigueur », « énergie propre » pour bloquer toute remise en question, et neutraliser le débat démocratique.

C’est pourquoi nous avons choisi de diviser notre réflexion en plusieurs volets :

  • Une série d’articles d’analyse offrant une explication claire et pédagogique du système monétaire mondial, de ses dérives, de ses acteurs et de ses impacts directs sur le monde en général, et sur la Tunisie en particulier.
  • L’article « 04.7.1 La maitrise de la monnaie », à venir, présentera notre stratégie monétaire souveraine ainsi que les leviers concrets pour en reprendre le contrôle.

Repartons de zéro pour comprendre les fondements du système monétaire contemporain.

Imaginons que l’île de Kerkennah devienne un État indépendant (ce que nous ne souhaitons évidemment pas). Dès sa création, ce nouvel État doit se doter d’un système monétaire souverain. Cela implique trois choses : une monnaie nationale, une banque centrale, et un réseau d’intermédiaires financiers (les banques commerciales, ou banques de détail).

La Constitution stipule que le dinar K est la monnaie ayant cours légal. Mais à ce stade, cette monnaie n’existe tout simplement pas. Ni en billets (monnaie fiduciaire), ni en dépôts (monnaie scripturale).

Il faut donc créer une Banque centrale, chargée d’émettre la monnaie, de stabiliser les prix et de piloter la politique monétaire nationale.

Pour enclencher le processus, l’État émet un actif financier initial, par exemple une obligation souveraine ou un bon du Trésor, d’une valeur de 1 million de dinars K, qu’il remet à la Banque centrale. Ce document n’est en réalité qu’une reconnaissance de dette, une promesse de remboursement future émise par l’État. (Un bout de papier qui ne repose sur rien, hormis la confiance en l’état, pas d’or, pas de minerais, rien)

C’est là que commence la « magie noire monétaire », imposée sans débat citoyen par les grands sorciers de la finance. Tenez-vous bien.

Ce document est inscrit au bilan de la Banque centrale comme actif de réserve. Et c’est ici que se manifeste le pouvoir fondamental de la Banque centrale : en échange de cette obligation de 1 million, elle a la capacité de créer de la monnaie centrale ex nihilo, bien au-delà de la valeur nominale du titre. Pourquoi ? Parce qu’elle en a le droit légal et qu’elle estime, selon ses propres critères de solvabilité macroéconomique, que le risque est acceptable (sans discussion démocratique évidement).

Ce processus s’appelle création monétaire ex nihilo, ou opération d’open market contre actifs publics. Pour faire simple : de la monnaie créée par écriture comptable, sans contrepartie physique immédiate. (Si un citoyen tentait cela chez lui, il finirait en prison pour fausse monnaie.)

Mais cette base monétaire (aussi appelée monnaie centrale) n’est pas injectée directement dans l’économie réelle. La Banque centrale ne traite pas avec les citoyens. Elle passe par les banques commerciales, aussi appelées banques de second rang.

Imaginons donc que trois banques commerciales soient créées. À ce stade, elles n’ont aucune liquidité. Elles vont donc solliciter un refinancement auprès de la Banque centrale, à hauteur de 1 million de dinars K chacune, à taux zéro évidement. Et la Banque centrale, dans l’exercice de son rôle d’institution monétaire émettrice, leur accorde ces crédits en monnaie centrale, qu’elle crée spécifiquement pour cet usage. (Vous suivez toujours ?)

Chaque banque se retrouve ainsi avec 1 million de dinars K de monnaie centrale, inscrite en compte courant auprès de la Banque centrale. Et c’est ici que le système franchit un nouveau palier dans l’illusion comptable parfaitement légale et toujours non démocratique.

Les banques commerciales vont ensuite utiliser le mécanisme des réserves fractionnaires : elles ne conservent qu’une fraction des dépôts reçus (appelée taux de réserve obligatoire), et peuvent prêter le reste à leurs clients. Supposons un taux de réserve de 33 %, ce qui permet un multiplicateur théorique de 3. Cela signifie que pour chaque dinar de monnaie centrale, la banque peut créer jusqu’à trois dinars de monnaie scripturale sous forme de crédits.

Autrement dit, à partir des 3 millions de dinars K reçus de la Banque centrale, les banques commerciales vont créer 9 millions de dinars K en crédit à travers le système bancaire, par de simples écritures comptables au moment où elles accordent des prêts. Nous avons donc ici un état qui ne garanti que 1 millions de dinars K mais une masse monétaire générée artificiellement de 9 millions de dinars !!!! ce n’est pas merveilleux la finance !!!!! Allez expliquer cela à un agriculteur, un maçon, une femme de ménage, un barbécha qui travaillent tous, plus de 10h par jours pour gagner quelques de dinars à la fin du mois !!!

Ce phénomène est appelé multiplication monétaire. Et c’est ainsi que, dans nos économies dites « modernes », la quasi-totalité de la masse monétaire est créée non par l’État mais par des banques privées, par le biais de crédits accordés à leurs clients.

Injection de l’argent dans l’économie réelle

Imaginons maintenant un premier client de l’ile de Kerkennah : un agriculteur. Il n’a pas d’argent, car la monnaie n’a pas encore été injectée dans l’économie réelle du nouvel état. Il propose à la banque de lui vendre quelques kilos de blé contre de l’argent liquide. Refus : les banques commerciales n’ont pas le droit d’effectuer des opérations commerciales de biens. Leur rôle est d’intermédier le crédit, pas de devenir acheteurs sur le marché. (Quelle consultation démocratique a validé ce principe ? C’est d’ailleurs l’un des fondements de la critique formulée par la finance éthique, la finance alternative, la finance islamique, qui autorise des contrats à valeur réelle, comme la murabaha, où la banque achète d’abord un bien avant de le revendre au client à un prix convenu.)

Le seul moyen pour notre agriculteur d’obtenir de la monnaie est donc de contracter un prêt bancaire. Il emprunte 1 000 dinars à un taux d’intérêt nominal de 10 %. À la sortie, il se ravise, et souhaite annuler l’opération. La guichetière lui répond : « Aucun problème, mais vous nous devez déjà 1 100 dinars. »

Or, ces 100 dinars supplémentaires (intérêts) n’existent pas encore dans le système économique. Ils n’ont pas été créés, ni par la Banque centrale, ni par les banques commerciales. Ils ne figurent ni dans la masse monétaire en circulation, ni dans les dépôts. C’est une dette fictive sans contrepartie monétaire immédiate.

Comment les rembourser ?

Arrive un deuxième client : un potier. Lui aussi emprunte 1 000 dinars à 10 %. Il y a donc désormais 2 000 dinars de capital emprunté dans l’économie, mais 2 200 dinars exigibles. Il manque déjà 200 dinars dans le système.

Pour que l’agriculteur rembourse ses 1 100 dinars, il devra vendre un bien ou un service au potier, récupérer ses 100 dinars d’intérêt et solder sa dette. Mais maintenant, le potier se retrouve avec 900 dinars, et doit toujours rembourser 1 100 dinars. Il manque à nouveau 200 dinars dans le système. Il faudra donc un troisième emprunteur, puis un quatrième, puis un cinquième, puis un million etc…

Un système basé sur une fuite en avant permanente

Ce système ne peut donc fonctionner que si l’endettement augmente en permanence. Chaque remboursement dépend de la création d’une nouvelle dette. En l’absence de nouveaux emprunteurs, les dettes deviennent mécaniquement impossibles à rembourser dans leur totalité, car la masse d’intérêts exigibles excède toujours la masse monétaire en circulation.

Si, en Tunisie, nous décidions de rembourser toutes nos dettes (publiques, privées, entreprises, ménages) en même temps, ce serait tout simplement impossible : l’argent nécessaire n’existe pas. En 2024, la dette globale tunisienne dépasse les 150 milliards de dinars, alors que la masse monétaire M2 réelle disponible dans le système ne dépasse pas 110 milliards de dinars.

Autrement dit, il manque déjà plus de 40 milliards de dinars dans les circuits économiques en Tunisie. C’est une architecture volontaire du système qui en d’autres temps était qualifié d’escroquerie aussi bien par les musulmans que par les chrétiens.

Aujourd’hui nos écoles de finance et d’économie forment fièrement nos enfants à cette pyramide de Ponzi légale, où l’ensemble du système repose sur une fuite en avant permanente. Sans crédit, l’économie s’asphyxie. Et avec du crédit, le système accumule structurellement un déficit, entraînant à terme des crises de liquidité, des défauts de paiement, ou une intervention massive des banques centrales et surtout des armées notamment américaines et de l’OTAN pour « sauver le système ».  Que Kadhafi, Arafat, Sankara, Chavez, Castro, Mossadegh et tant d’autres reposent en Paix.

Quelle est la situation et l’impact mondial de ce système ?

Le système monétaire international tel qu’il fonctionne aujourd’hui repose sur une vérité brutale cachée volontairement aux citoyens du monde par des politiciens aux ordres : l’immense majorité de la monnaie mondiale est créée par des acteurs privés, sans aucun mandat démocratique, sans contrepartie réelle, sans contrôle citoyen et sous la protection des armées occidentales qui utiliserons la force la plus violente si vous tentez de le remettre en cause.

Ce système n’est pas une anomalie : c’est une stratégie géopolitique volontaire de domination par le biais d’un pilier structurel de l’économie mondiale, qui conditionne les rapports de force entre nations, étouffe les souverainetés locales, alimente les crises de la dette, les crises politiques et enrichit de façon continue une caste réduite de l’oligarchie mondiale via les grandes institutions financières.

Il constitue la colonne vertébrale cachée du capitalisme financiarisé mondialisé et destructeur des peuples, des écosystèmes et des nations.

Barack Obama, lors de son dernier discours au G20 en tant que président des États-Unis, dira :
« Le système néolibéral a créé des riches de plus en plus riches, des pauvres de plus en plus pauvres. Il aura détruit la classe moyenne mondiale, détruit les écosystèmes et le vivant, et provoque des guerres perpétuelles, de plus en plus massives et destructrices. » (Dommage qu’il n’ait pas dit ça lors de son premier discours, la critique à la retraite est assez facile)

Une création monétaire massive, opaque, et sans fondement réel

Aujourd’hui, plus de 90 % de la monnaie en circulation dans le monde est de la monnaie scripturale, créée par les banques commerciales lorsqu’elles accordent un prêt. Chaque crédit contracté dans le monde, qu’il soit pour acheter une maison ou financer une entreprise, génère de la monnaie nouvelle. Ce pouvoir de création est délégitimé par son absence totale de contrôle démocratique.

Ce système repose sur un mécanisme délirant : la dette précède la monnaie, et non l’inverse. Chaque dinar, chaque euro, chaque dollar créé est associé à une dette et un intérêt à rembourser, intérêt qui lui-même n’a jamais été créé dans la masse monétaire. Cela oblige à une croissance permanente de l’endettement, sous peine d’effondrement.

Si les Sumériens (une civilisation ayant duré près de 3 000 ans), les anciens Égyptiens (plus de 4 000 ans de continuité pharaonique et post-pharaonique), ou encore l’empire arabo-musulman (qui a structuré un monde pendant plus de 1 200 ans), avaient mis en place un système monétaire fondé sur la dette perpétuelle, les intérêts impayables et la création de monnaie à partir de rien… pensez-vous qu’ils auraient survécu aussi longtemps ?

Bien sûr que non. Aucune civilisation durable ne peut reposer sur une telle aberration, les simulations mathématiques le démontrent. Il suffit de voir le désastre actuel d’un système monétaire qui ne date que de cinquante ans, depuis la fin des accords de Bretton Woods en 1971, pour comprendre son instabilité profonde et sa dangerosité systémique.

Nota bene : Plusieurs travaux de recherche, notamment aux États-Unis et en France, montrent que la résilience des grands empires comme celui de l’Égypte antique tenait à l’existence de systèmes proto‑financiers élaborés, reposant sur des principes d’équité, de redistribution et de gestion collective des ressources.

Par exemple, un rapport universitaire souligne que l’économie de l’Égypte ancienne fonctionnait selon une logique de redistribution centralisée : l’État collectait les surplus agricoles (comme les récoltes annuelles) puis les répartissait pour financer les grands chantiers publics, nourrir les travailleurs, soutenir les prêtres et stabiliser les périodes de disette (voir research gate « The Ancient Egyptian economy »)  

Ces mêmes études font écho aux travaux de Karl Polanyi sur les économies de subsistance : dans ces modèles, l’économie est imbriquée dans les relations sociales et politiques, pas séparée

 

Une pyramide d’endettement mondiale

Voici quelques ordres de grandeur qui démontrent l’ampleur des « gains » captés par le système bancaire mondial :

Masse monétaire mondiale (M2)

  • En 2024, la masse monétaire globale (agrégat M2 mondial) est estimée à +150 000 milliards USD.

  • Environ 90 % de cette masse est créée par le système bancaire commercial (pas par les banques centrales).

  • Donc, ces banques encaissent les intérêts sur cette masse créée à partir de rien.
     

Revenus annuels des grandes banques privées

  • Les 10 plus grandes banques du monde (JP Morgan, ICBC, Bank of America, etc.) génèrent plus de 1 000 milliards USD de chiffre d’affaires annuel.

  • Sur 20 ans, cela représente plus de 20 000 milliards USD de valeur cumulée, largement alimentée par la création monétaire par le crédit.

  • Aucun citoyen du monde ne peut appréhender, comprendre, imaginer ces sommes !
     

Seigneuriage des banques centrales

  • Le seigneuriage (différence entre le coût de fabrication de la monnaie et sa valeur nominale) génère des milliards chaque année. Exemple : la BCE a dégagé 73,7 milliards d’euros de bénéfices nets cumulés entre 2012 et 2021, reversés en partie aux États membres… mais jamais redistribués aux citoyens.

  • Les intérêts sur dettes souveraines achetées par les banques centrales sont une source indirecte de pouvoir et de captation.

 

Conclusion – De Kerkennah à Wall Street : même logique, autres échelles

À travers l’expérience fictive de Kerkennah, nous avons montré, étape par étape, comment naît une monnaie, qui la crée, au profit de qui, et à quelles conditions. Ce récit n’a rien d’imaginaire : il décrit le fonctionnement réel du système monétaire mondial actuel, un système fondé sur la dette, l’opacité et une fuite en avant permanente.

Ce que vit notre petit État fictif n’est qu’un condensé des déséquilibres systémiques que subissent aujourd’hui des nations entières, y compris la Tunisie. Des milliards créés à partir de rien, des intérêts impossibles à rembourser, des dettes qui alimentent les profits d’une élite financière… pendant que les peuples s’endettent pour survivre.

Dans le prochain article, nous quitterons Kerkennah pour revenir à l’échelle mondiale.
Nous plongerons dans les chiffres vertigineux de la dette globale, les mécanismes de captation par les fonds d’investissement, les banques systémiques et les agences de notation, et nous dévoilerons qui gagne vraiment dans ce système.

💥 La dette mondiale ne tombe pas du ciel. Elle est le cœur d’un système d’accumulation sans contrepartie, devenu l’un des principaux moteurs de domination géopolitique et de destruction sociale au XXIe siècle.

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