L’impératif de la souveraineté par la décision éclairée et la prospective stratégique
La souveraineté d’une nation est l’expression ultime de sa capacité à décider librement de son destin. Au-delà des symboles nationaux et des frontières, elle se manifeste par une autonomie réelle face aux pressions extérieures et une maîtrise de ses propres choix stratégiques. Or, la Tunisie, à l’instar de nombreuses nations, se trouve aujourd’hui confrontée à un défi majeur : une kyrielle de dépendances structurelles qui menacent sa liberté d’action. De l’énergie à l’alimentation, en passant par les médicaments, la cybersécurité et les technologies de pointe, ces vulnérabilités nous transforment, de fait, en exécutants de décisions prises ailleurs.
Pour reprendre le contrôle, nous proposons une approche novatrice, ancrée dans les principes de la théorie du pouvoir et de la théorie des jeux, mais aussi profondément renforcée par la modélisation des systèmes complexes et une vision prospective. Il ne s’agit plus de subir passivement, mais de modéliser, pondérer, simuler et agir pour transformer nos dépendances subies en leviers de souveraineté.
Une nouvelle lecture des dépendances : modéliser et pondérer par la théorie du pouvoir
La théorie du pouvoir nous enseigne que chaque relation de dépendance implique une asymétrie de pouvoir. Dans le contexte national, il est crucial de distinguer deux types de dépendances :
- Les dépendances subies : Celles que nous avons héritées ou qui nous sont imposées par des contraintes géopolitiques, économiques ou technologiques (ex: la dépendance aux importations de gaz pour environ 97% de notre production électrique en 2016, ou la vulnérabilité aux fluctuations des marchés mondiaux pour le blé, dont 45-50% des importations provenaient d’Ukraine). Elles réduisent directement notre marge de manœuvre et nous exposent aux chocs.
- Les dépendances imposées (ou construites) : Celles qui résultent de choix stratégiques passés, souvent dictés par des considérations de coût ou d’efficacité à court terme, mais qui nous ont rendus vulnérables (ex: une relocalisation insuffisante de certaines productions ou le retard dans l’investissement dans des filières nationales stratégiques).
Notre méthode consiste à modéliser et pondérer ces dépendances. Cela implique une analyse fine de chaque domaine critique (énergie, santé, alimentation, numérique, défense, etc.) pour évaluer :
- Le degré de dépendance : Quel est le pourcentage de nos besoins couverts par l’importation ou des technologies étrangères ?
- L’impact en cas de rupture : Quelles seraient les conséquences économiques, sociales et sécuritaires si cette dépendance se transformait en pénurie ?
- La réversibilité : Quel est le coût et le temps nécessaires pour réduire ou éliminer cette dépendance ?
Cette modélisation quantitative et qualitative est la clé pour identifier nos priorités stratégiques et nos vulnérabilités profondes. Elle permet de hiérarchiser les actions non pas sur des intuitions, mais sur des données objectives.
Identifier nos chaînes de dépendance : l’Observatoire National, sentinelle de la souveraineté et plateforme de prospective
Pour opérer cette modélisation, nous proposons la création d’un Observatoire National des Dépendances Stratégiques. Placé sous la responsabilité directe du Premier ministère, cet observatoire sera le pivot de notre approche. Il travaillera en étroite collaboration avec la Banque Centrale, les ministères techniques, les services de sécurité économique, les acteurs industriels, et s’appuiera sur l’expertise des think tanks et associations spécialisées que nous soutiendrons activement, à l’image de l’actuel Observatoire de la Souveraineté Alimentaire et de l’Environnement (OSAE).
Sa mission sera de :
- Identifier et cartographier toutes les dépendances critiques de la nation, des composants électroniques aux semences agricoles, en passant par les plateformes logicielles.
- Suivre en temps réel les évolutions de ces dépendances, anticipant les ruptures potentielles et les nouvelles vulnérabilités émergentes.
- Produire annuellement un rapport de vulnérabilité souveraine, similaire aux modèles robustes mis en place par la Finlande après la Guerre Froide ou par Israël en raison de son environnement géopolitique complexe. Ce rapport, véritable tableau de bord stratégique, classera les risques par gravité, impact et probabilité, et sera la boussole de nos décisions.
Au cœur de cet Observatoire : un Modèle de Simulation Socio-économique basé sur la Théorie des Systèmes Complexes.
Pour aller au-delà de la simple cartographie, nous développerons un modèle de simulation socio-économique de la Tunisie. Inspiré de la théorie des systèmes complexes, ce modèle permettra de comprendre les interactions dynamiques entre nos dépendances et les différents secteurs de notre économie et de notre société. Ce modèle sera connecté à des sources de données nationales (une base de Big Data nationale à l’image de l’INS), mais aussi internationales, pour garantir sa pertinence et sa robustesse.
Grâce à cet outil, nous pourrons :
- Établir des scénarios de « wargame » : simuler l’impact de ruptures d’approvisionnement, de crises géopolitiques ou de chocs climatiques sur nos dépendances et l’économie nationale. Cela nous permettra de tester la robustesse de nos stratégies et d’identifier les points de bascule.
- Évaluer l’efficacité des politiques publiques : Le modèle servira d’outil d’aide à la décision pour analyser l’impact potentiel de nouvelles lois, d’investissements ou de réformes sur la réduction de nos dépendances et l’atteinte des Objectifs de Développement Durable (ODD).
- Mettre à jour notre stratégie décennale : Les résultats des simulations et analyses nourriront directement la révision de notre stratégie nationale à long terme.
- Rédiger des notes d’orientation sectorielle : Tous les deux ans, des notes détaillées seront produites pour chaque ministère et secteur clé, intégrant les données de l’Observatoire et les résultats des simulations. Ces notes deviendront des directives stratégiques contraignantes pour les ministères concernés.
Réduire nos vulnérabilités : stratégie proactive et Théorie des Jeux
Une fois les dépendances modélisées et pondérées, la théorie des jeux nous offre un cadre puissant pour élaborer des stratégies de réduction des vulnérabilités. Chaque acteur (fournisseur, pays allié, concurrent) est un joueur dont il faut anticiper les mouvements. L’objectif est de modifier la structure du jeu pour maximiser nos gains (souveraineté) et minimiser nos pertes (dépendances subies).
Cela suppose une série d’actions délibérées et structurées :
- La relocalisation ciblée de filières critiques : Il ne s’agit pas d’un retour en arrière, mais d’une réappropriation stratégique. Pensez au paracétamol, à l’insuline, aux semences agricoles ou aux composants pour transformateurs électriques. Historiquement, les civilisations arabo-musulmanes, comme le montrent les réalisations des Abbassides avec la « Maison de la Sagesse » à Bagdad ou des Fatimaides en Égypte, ont toujours cherché à maîtriser les savoirs et les productions essentielles pour leur autonomie et leur rayonnement. Aujourd’hui, cela se traduit par la relocalisation de productions clés, même si elles sont plus coûteuses à court terme, car elles garantissent notre capacité à fonctionner en cas de crise.
- Le double approvisionnement systématique : Pour tous les achats publics stratégiques, l’exigence de deux fournisseurs issus de zones géopolitiques différentes n’est pas une simple précaution ; c’est une stratégie de diversification des risques inspirée des principes de non-alignement. Le monde est un échiquier complexe où l’interdépendance peut se transformer en levier de pression.
- La création d’un fonds souverain de production stratégique : Ce fonds, distinct des fonds d’investissement traditionnels, serait dédié au financement de la montée en capacité nationale dans les secteurs jugés vitaux. C’est un investissement dans notre future autonomie, à l’image des politiques d’industrialisation menées par des nations comme le Japon après la Seconde Guerre Mondiale ou la Corée du Sud qui ont massivement investi dans des industries clés pour devenir des puissances technologiques.
- Le développement d’une industrie du stockage intelligent : Qu’il s’agisse d’énergie, de blé, de médicaments ou d’eau, des infrastructures régionales à accès sécurisé sont indispensables. Les leçons tirées des stratégies de réserves de pays comme le Japon (face aux catastrophes naturelles) ou Singapour (en raison de sa petite taille et de son environnement géopolitique) sont éloquentes. La capacité à stocker est une composante essentielle de la souveraineté alimentaire et énergétique.
- L’intégration de clauses de souveraineté et de résilience : Tous les marchés publics et accords de libre-échange devront inclure des clauses qui protègent notre autonomie. Cela garantit que la recherche d’avantages économiques à court terme ne compromette pas notre capacité à décider souverainement à long terme.
Renforcer nos capacités dans le cyberespace et les technologies critiques : le pilier de la souveraineté numérique
La dépendance technologique est un impératif de souveraineté au XXIe siècle. Comme l’a souligné l’historien Ibn Khaldoun au XIVe siècle, la maîtrise des sciences et des techniques est fondamentale pour la prospérité et la puissance d’une civilisation. Aujourd’hui, avec 92 % des logiciels utilisés dans nos administrations publiques d’origine étrangère et la majorité de nos données sensibles hébergées hors de nos frontières, cette situation constitue une vulnérabilité majeure.
Pour contrer cette dépendance, alignés avec des initiatives existantes comme la stratégie nationale numérique 2021-2025, nous proposons :
- La création d’un cloud souverain tunisien pour l’administration, la santé, la défense et les infrastructures critiques. C’est un acte de reprise en main de nos données et de nos systèmes informatiques, garantissant leur intégrité et leur confidentialité. (Ce projet est déjà en cours mais ne correspond en rien à notre vision de ce que doit être un cloud souverain notamment à cause des lobbies qui participent à sa mise en œuvre)
- Le développement d’un écosystème national de cybersécurité, avec une autorité de régulation indépendante et des certifications locales. Cela inclut la formation d’experts, le développement de solutions nationales et la mise en place de standards de sécurité robustes, en s’appuyant sur des collaborations comme celles déjà établies avec l’Estonie pour le projet E-Houwiya. (La aussi le projet est en cours depuis 2017 et se résume à du marketing)
- L’établissement de partenariats technologiques stratégiques avec des pays non-alignés (comme l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud) pour développer des briques technologiques open source ou cofinancées. L’objectif est de diversifier nos sources technologiques et de réduire l’influence d’un seul bloc. L’Inde, par exemple, a massivement investi dans le développement de ses propres logiciels et infrastructures numériques pour affirmer sa souveraineté numérique.
Vers une souveraineté énergétique et alimentaire reconfigurée : décider de notre assiette et de notre énergie
Dans les domaines vitaux de l’énergie et de l’alimentation, notre stratégie repose sur une reconfiguration profonde, visant à maximiser notre autonomie décisionnelle (le détail de ces stratégies sont dans notre plan de transformation) :
- Souveraineté énergétique modulaire : Il s’agit de développer massivement plusieurs type d’énergie renouvelable « made in Tunisie » contrairement à la stratégie en cours, sécuriser nos réserves d’hydrocarbures existantes et établir des coopérations régionales fondées sur le troc énergétique et la gestion partagée des interconnexions. La diversification des sources et la gestion locale sont clés pour nous prémunir des chocs externes, une leçon que l’histoire, de l’indépendance algérienne à la crise pétrolière des années 70, nous a amplement enseignée.
- Souveraineté alimentaire intelligente : Cartographier nos capacités agricoles locales est la première étape. Ensuite, il est impératif d’investir dans les cultures stratégiques (céréales, lait, légumineuses) et de relancer une agriculture résiliente et territorialisée. Les travaux d’Abu Zakariya Yahya ibn Muhammad ibn al-Awwam au XIIe siècle sur l’agronomie dans l’Andalousie musulmane, qui prônait l’adaptation des cultures aux spécificités locales, résonnent encore aujourd’hui. Il s’agit de nous assurer une indépendance alimentaire, en réduisant notre dépendance aux importations qui nous rendent vulnérables aux fluctuations des marchés mondiaux.
- Réduction des importations critiques : Selon l’INS, la Tunisie importe pour plus de 17 milliards de dinars par an de produits alimentaires et pharmaceutiques. Une réduction ciblée de 15 % sur cinq ans permettrait d’économiser près de 2,5 milliards de dinars, somme qui pourrait être réinjectée directement dans la production locale. C’est une décision économique stratégique qui renforce directement notre souveraineté en diminuant notre vulnérabilité.
Une dimension régionale et méditerranéenne pour une souveraineté partagée
La souveraineté ne s’exerce pas en vase clos. Conscient des interdépendances régionales, notre Observatoire aura également une dimension maghrébine. Dans le cadre de notre proposition d’un Grand Maghreb Élargi (GME), les simulations et les notes d’orientation pourront être réalisées au niveau de cette entité. L’objectif est d’aboutir, d’ici 2030, à des stratégies communes de réduction des dépendances pour l’ensemble du GME. Cette approche collaborative permettra de mutualiser les efforts, de renforcer les chaînes de valeur régionales et d’accroître la souveraineté collective, à l’image des initiatives existantes pour la souveraineté alimentaire africaine.
À l’horizon 2040, cette démarche s’étendra à l’ensemble du bassin méditerranéen, avec l’intégration progressive des pays d’Europe du Sud tels que l’Italie, Malte ou la Grèce. Des collaborations approfondies sur des filières spécifiques, comme les semences agricoles (où nous partageons des spécificités climatiques et des besoins similaires), renforceront la souveraineté alimentaire et technologique de l’ensemble de la région. Cette vision audacieuse vise à transformer la Méditerranée en un espace de souveraineté partagée, fondée sur la coopération et la complémentarité.
Formation et Sensibilisation : Cultiver la Culture de la Souveraineté
La réussite de cette stratégie ambitieuse repose in fine sur la capacité de nos ressources humaines à s’approprier ces enjeux. Un volet essentiel de notre démarche sera donc la formation et la sensibilisation à tous les niveaux de la société :
- Pour l’État et l’Administration : Programmes de formation dédiés aux décideurs et fonctionnaires sur l’analyse des dépendances stratégiques, l’utilisation des outils de simulation et l’intégration des enjeux de souveraineté dans la planification et l’exécution des politiques publiques.
- Pour les Entreprises et Startups : Accompagnement et formation aux enjeux de diversification des chaînes d’approvisionnement, de relocalisation, d’innovation et de cybersécurité, les incitant à intégrer la dimension souveraine dans leurs modèles d’affaires. Des partenariats avec des structures comme le Technopôle de Borj Cédria ou le Parc Technologique de Sfax seront cruciaux.
- Pour les Citoyens : Campagnes de sensibilisation nationales sur l’importance de la souveraineté, les défis des dépendances et le rôle de chacun (consommation locale, économie d’énergie, sécurité numérique) dans la construction d’une nation plus autonome.
Cette culture de la souveraineté, ancrée dans la connaissance, la prospective et l’action collective, est le véritable moteur de notre indépendance. La Tunisie, forte de son histoire et de son potentiel, a la capacité de prendre en main son destin et de bâtir une souveraineté moderne, éclairée et dynamique.
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En assurant une maîtrise souveraine de nos frontières, en consolidant la légitimité de la gouvernance de la nation, en cultivant notre identité et notre langue, en garantissant l’intégrité du système judiciaire, en affirmant notre indépendance monétaire, et en réhabilitant la souveraineté de notre vie politique, nous posons les fondations d’une...