Avant-propos
Notre article précédent, « Si Kerkennah devenait un État : Comprendre la création monétaire », expliquait le principe de création monétaire à travers une démonstration imagée et pédagogique. (à lire si ce n’est déjà fait)
- La banque centrale crée de la monnaie ex nihilo et la prête aux banques privées, qui appliquent un coefficient multiplicateur.
- La monnaie est créée à partir de la dette, et non l’inverse. Sans crédit, il n’y a pas d’argent dans l’économie.
- Ce sont les banques commerciales, et non l’État, qui génèrent la quasi-totalité de la masse monétaire en circulation.
- Les intérêts exigés sur cette dette ne sont jamais créés dans le système, ce qui rend structurellement impossible le remboursement total.
- Cela oblige à une fuite en avant permanente, où la survie économique dépend de l’endettement croissant des États, des entreprises et des ménages.
Ce mécanisme, souvent présenté comme uniquement technique (et même inoffensif), est en réalité au cœur d’un système mondial profondément inégalitaire, basé sur la captation organisée de la richesse.
L’exemple de la Grèce, de l’Argentine ou encore de la destruction progressive des services publics en France illustrent parfaitement la voracité d’un système qui ne survit que par l’endettement des peuples.
Dans ce nouvel article, nous allons changer d’échelle et plonger dans l’architecture globale de cette dette : ses détenteurs, ses mécanismes cachés, ses effets géopolitiques… et ses conséquences potentiellement explosives pour l’équilibre mondial.
La dette mondiale
La dette mondiale (publique, privée et corporative) atteint aujourd’hui la somme stratosphérique de 350 000 milliards de dollars (source : FMI, 2023). Et ce chiffre ne cesse évidement d’augmenter. Si cette dette mondiale dépasse aujourd’hui les 350 000 milliards de dollars, que représente-t-elle réellement si l’on y ajoute les intérêts cumulés ?
En France, il est strictement interdit de mener un audit public complet sur la structure réelle de la dette : à qui elle appartient, combien elle coûte, quels montants sont allés à l’économie réelle, etc. Ce sujet est classé sensible, et l’État ne publie que des documents de synthèse anonymisés. Pourtant, en 2018, sous la pression citoyenne et parlementaire, un audit partiel a pu être réalisé. Résultat ? Sur les 2 000 milliards d’euros de dette française à l’époque, à peine 700 milliards avaient réellement servi à financer des investissements publics ou des services utiles à la population. Le reste soit 1 300 milliards d’euros a été utilisé pour rembourser les intérêts des dettes précédentes. Autrement dit, de l’endettement pour rembourser l’endettement, sans création de valeur.
Ce mécanisme porte un nom : le roulage de la dette (debt rollover), une pratique généralisée dans presque tous les pays, y compris en Tunisie. Chaque année, on emprunte non pas pour construire du réel, mais pour rembourser les intérêts d’hier. Le résultat parle de lui-même : 700 milliards d’euros réellement injectés dans l’économie publique ont généré 1 300 milliards d’euros de remboursement aux mêmes acteurs financiers. Appliqué à l’échelle mondiale, ce phénomène signifie une chose simple : La « dette utile », c’est-à-dire celle finançant réellement l’économie productive, ne représente qu’une fraction du total. Le reste ? Des intérêts empilés, refinancés, accumulés par couches successives depuis les années 1980.
Ce qui nous amène à une dette réelle mondiale (capital + intérêts cumulés) qui dépasse largement les 1 000 000 de milliards de dollars (1 quadrillion).
Un montant tout simplement impossible à rembourser, sauf à consentir à des sacrifices sociaux, écologiques et humains d’une violence extrême bien sûr .
Qui gagne ? Qui paie ?
Les grands gagnants :
- Les banques systémiques internationales, qui concentrent plus de 1 000 milliards de bénéfices annuels cumulés générés par à peine une dizaine de grandes banques mondiales (JPMorgan Chase, HSBC, BNP Paribas, Citigroup, etc.). Leur position de « too big to fail » leur garantit un parachute public en cas de crise, renforçant un système où les risques sont pris par le secteur privé, mais les pertes assumées par les États et donc par les citoyens. Leur accès privilégié aux marchés de capitaux et à la liquidité centrale leur permet également de profiter des taux bas pour spéculer, tandis que les États subissent des conditions de financement bien plus sévères.
- Les fonds d’investissement qui rachètent les dettes souveraines en crise à bas prix, souvent sur les marchés secondaires, puis engagent des procédures pour obtenir le remboursement intégral, intérêts inclus, même lorsque les autres créanciers acceptent des restructurations. Des cas emblématiques ont eu lieu en Grèce (2010–2015), au Liban (2020) ou en Argentine, où des fonds dits « vautours » comme Elliott Management ont obtenu des rendements de plus de 1 200 %, en exploitant les failles du droit international et l’incapacité des États à se défendre face aux juridictions financières anglo-saxonnes.
- Les institutions privées partenaires des banques centrales notamment aux États-Unis, où la Réserve fédérale (Fed) verse des dividendes statutaires à ses actionnaires, qui sont… les grandes banques commerciales américaines. Ces institutions perçoivent ainsi des revenus garantis sur la masse monétaire créée. Un mécanisme qui lie directement les intérêts privés à la politique monétaire d’une banque censée être publique. Cela crée une collusion d’intérêts au cœur même de la fabrique monétaire mondiale, où ceux qui profitent des liquidités sont aussi ceux qui influencent les règles du jeu.
Les grands perdants :
- Les États en développement, piégés dans des spirales de remboursement à taux variable, indexés sur des devises étrangères qu’ils ne contrôlent pas, et contraints de réduire leurs dépenses vitales (santé, éducation, énergie) pour respecter des critères dictés de l’extérieur. En l’absence de banque centrale pleinement souveraine, ils ne peuvent ni dévaluer, ni injecter de la monnaie, ni financer un plan de relance sans alourdir leur dette externe. La Tunisie en est un exemple frappant, incapable de financer une politique industrielle ambitieuse sans passer par le filtre des marchés ou du FMI.
- Les citoyens du monde entier, qui paient deux fois : Une première fois par l’impôt, mobilisé pour rembourser les intérêts de la dette publique elle-même souvent contractée pour compenser les crises créées… par le secteur financier lui-même. Une seconde fois par l’inflation ou la stagnation de leurs revenus, qui réduit leur pouvoir d’achat, alors que les rendements du capital et des marchés ne cessent d’augmenter. L’économie réelle est ainsi bridée, pendant que la finance prospère.
- Les services publics, étranglés par les contraintes budgétaires imposées par les créanciers, eux-mêmes bénéficiaires directs du système. En exigeant des “réformes structurelles”, ces derniers imposent des coupes dans les budgets sociaux, la privatisation d’actifs stratégiques et la réduction du rôle de l’État, au nom de la soutenabilité budgétaire. La dette devient ainsi un levier de transformation forcée, alignée sur les intérêts du capital international, non sur ceux des populations.
Un système générateur d’injustices globales et de crises en chaîne
Ce modèle n’est pas seulement inégalitaire dans ses effets, il est structurellement instable dans son fonctionnement. Il produit des déséquilibres qui, loin d’être corrigés par le système, sont amplifiés à chaque cycle. Les crises ne sont donc pas des anomalies : elles sont le moteur du système de prédation par la finance de l’oligarchie mondiale :
- Crise de la dette souveraine en Grèce : une tragédie financière orchestrée par ceux-là mêmes qui ont maquillé les comptes (Goldman Sachs, via des produits dérivés de type swaps de taux), puis qui ont profité de la restructuration forcée pour racheter à bas prix des actifs publics. Le plan de « sauvetage » imposé par la Troïka (BCE, FMI, Commission européenne) a permis de rembourser les banques créancières françaises et allemandes, pendant que la population grecque subissait une récession de plus de 25 %, des coupes dans les pensions, et la vente d’infrastructures clés (ports, aéroports, énergie) à des intérêts étrangers.
- Effondrement de pays africains dont les budgets sont absorbés à plus de 40 % par le seul service de la dette (cas documentés au Ghana, en Zambie, au Mozambique). Ces paiements souvent en devises étrangères ne financent ni écoles, ni hôpitaux, ni infrastructures productives : ils sont détournés vers le système financier international, au bénéfice d’investisseurs extérieurs, d’intermédiaires, de banques de compensation et de détenteurs de titres souverains. C’est une sortie nette de richesse, sur fond d’austérité, sans contrepartie de développement.
- Dépendance totale des pays du Sud aux monnaies du Nord : plus de 80 % du commerce extérieur africain est encore aujourd’hui libellé en dollars ou en euros, ce qui oblige les États africains à accumuler des réserves en devises qu’ils ne contrôlent pas, souvent à travers des exportations brutes de matières premières sous-valorisées. Cette dépendance monétaire les expose aux chocs exogènes, sans possibilité de réponse souveraine. Il ne s’agit pas seulement de commerce : il s’agit d’une perte d’autonomie stratégique.
- Instabilité chronique systémique : chaque hausse de taux d’intérêt décidée par la Réserve fédérale américaine ou la BCE déclenche une onde de choc mondiale, à commencer par les pays les plus endettés en dollars ou en euros. En Tunisie, ces hausses provoquent une hausse volontaire des taux d’intérêts et provoquent des dévaluations en cascade, une inflation importée sur les produits essentiels (énergie, blé, médicaments), et une fuite des capitaux vers des marchés jugés plus sûrs. Le tout sans aucun mécanisme de protection ou de coordination régionale. La question qu’il faudra poser est pourquoi la banque centrale depuis sa pseudo indépendance s’aligne sur la politique monétaire de la FED au détriment de l’économie Tunisienne ????
Le cœur du système mondial : les méga-fonds d’investissement qui contrôlent tout (et conseillent tout le monde)
Pour mesurer l’ampleur des chiffres ci-dessous, rappelons que le PIB de la Tunisie est d’environ 52,3 milliards d’euros, celui de la France atteint 2 950 milliards d’euros, et celui du Portugal, notre pays de référence, s’élève à 298 milliards d’euros.
À titre de comparaison, la fortune personnelle d’Elon Musk est estimée à environ 354 milliards d’euros, et celle de Jeff Bezos à 205 milliards d’euros — soit respectivement plus de 6 fois et près de 4 fois le PIB de la Tunisie.
Le cœur du système financier mondial ne repose pas seulement sur des banques, mais sur des fonds d’investissement gigantesques, dont le rôle est encore trop peu connu du grand public. Au sommet de cette pyramide d’influence se trouvent trois entités : BlackRock, Vanguard et State Street. Ensemble, ils forment ce que certains chercheurs appellent déjà le « triumvirat de la finance globale ». Ces fonds ne sont pas de simples investisseurs. Ce sont des fonds de fonds, c’est-à-dire qu’ils ne se contentent pas de gérer directement des actions ou des obligations : ils détiennent des parts dans d’autres fonds, dans des sociétés de gestion, dans des banques, dans des entreprises publiques et privées de toutes tailles, et même dans les autres méga-fonds.
Qui sont-ils ?
- BlackRock : avec plus de 10 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion en 2024, il s’agit du plus grand gestionnaire d’actifs au monde, présent dans toutes les classes d’actifs (actions, obligations, immobilier, infrastructures, dette privée, climat, défense, tech…).
- Vanguard : géant historique des ETF (trackers), il gère plus de 8 000 milliards de dollars, avec une stratégie d’investissement passive mais omniprésente dans les indices boursiers. Il est le premier actionnaire de milliers d’entreprises cotées. Tracker : fonds indiciels cotés en Bourse qui permettent d’investir passivement dans des centaines d’entreprises d’un seul coup
- State Street : souvent plus discret, il gère environ 4 000 milliards de dollars, mais joue un rôle central dans la gestion des fonds institutionnels, les fonds de pension, les caisses de retraite publiques, et la conservation d’actifs à grande échelle (custodian banking).
Un article prochain détaillera l’ampleur est l’impact de cette concentration de pouvoir ! Ainsi, un petit groupe d’institutions financières, d’agences de notation et de fonds d’investissement, jamais élus, parfois même inconnus du grand public, décide aujourd’hui de manière indirecte mais systémique du destin monétaire de 8 milliards d’êtres humains. Leur pouvoir n’est pas juridique, ni politique, ni militaire : il est avant tout algorithmique, financier, invisible.
Conclusion – La Tunisie entre lucidité et devoir
La dette mondiale, dans sa structure même, n’est pas conçue pour être remboursée. Elle est conçue pour être perpétuée. L’Histoire du monde est là devant nous, connus de tous et confirme sans ambiguïté que lorsque l’empilement devient insoutenable, la réinitialisation du système passe rarement par la réforme… mais toujours par la guerre. Ce schéma s’est vérifié à plusieurs moments clés du XXe et du début du XXIe siècle :
- Après la crise de 1929, l’explosion des dettes publiques a précipité la montée des totalitarismes et conduit à la Seconde Guerre mondiale.
- Dans les années 1970–1980, la fin du système de Bretton Woods, les chocs pétroliers et l’explosion de la dette dans les pays du Sud ont provoqué une vague de faillites souveraines, de guerres civiles, et l’imposition violente des plans d’ajustement structurel dictés par le FMI et la Banque mondiale.
- En 2008, la crise des subprimes a marqué un tournant global : cette crise, provoquée par la titrisation de dettes privées insolvables, a été « résolue » par la socialisation des pertes et le rachat massif de dettes par les banques centrales. Cela a alimenté une bulle de dettes publiques à l’échelle mondiale. Mais cette fuite en avant a eu un coût immense, notamment pour le Sud.
Car cette crise financière mondiale a aussi déclenché un cycle de déstabilisations profondes, économiques et politiques, dans les pays arabes : chômage massif, explosion des prix alimentaires, effondrement des systèmes de redistribution. Cela a été l’un des catalyseurs majeurs des Printemps arabes, dont les effets ont été tout sauf démocratiques. En quelques années, des États-nations entiers ont été disloqués : la Syrie, la Libye, le Yémen… Des millions de morts, des migrations de masse, des guerres régionales par procuration — pendant que les marchés financiers, eux, poursuivaient leur course. Mais le plus inquiétant est peut-être à venir.
Aujourd’hui, les États occidentaux eux-mêmes sont pris dans la spirale de l’endettement perpétuel. Les États-Unis, avec plus de 34 000 milliards de dollars de dette publique en 2025, sont devenus dépendants d’un refinancement permanent, que ce soit par la Chine, le Japon, ou leurs propres banques centrales. Cette dépendance rend le système financier mondial vulnérable… mais aussi dangereux, explosif.
Pourquoi ? Parce que plus un État est endetté, plus il redoute une perte de confiance sur les marchés. Et dans un monde multipolaire, la montée en puissance des blocs émergents comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), la dédollarisation progressive et continue, les accords bilatéraux en monnaies locales et les projets de monnaie commune entre pays du Sud constituent une menace directe pour l’hégémonie financière occidentale.
Face à cela, les États-Unis et leurs alliés n’ont qu’un choix : soit accepter une redéfinition équitable du système monétaire mondial (en assumant les pertes et l’annulation massive des dettes), soit durcir leurs positions géopolitiques, y compris par le recours à la guerre économique violente (Trump et les droits de douane par exemple), à l’embargo, à l’extraterritorialité juridique, et évidement à l’escalade militaire, comme on le voit déjà en Ukraine, en mer de Chine ou au Moyen-Orient.
La Tunisie n’a ni la taille critique, ni le levier géopolitique pour infléchir seule cette trajectoire mondiale.Mais elle a une voix. Et cette voix doit être portée haut et fort.
Elle doit dire au monde cette vérité dérangeante : soit nous inventons une nouvelle architecture économique mondiale fondée sur la justice, la transparence et la souveraineté réelle des nations, soit nous allons, collectivement, droit vers une catastrophe systémique dont les conséquences sont incalculables aussi bien en perte humaine, en destruction mais aussi en termes de survie de la civilisation actuelle. Le signal doit venir du Sud, de nos nations qui n’ont plus rien à défendre ou à gagner du vieux système imposé de force par l’occident … mais qui peuvent tout bâtir dans le nouveau.
La politique, c’est avant tout prévoir.
Et si le monde ne bascule pas vers une réforme structurelle, alors il faut nous préparer au choc. Anticiper les ruptures, localiser les dépendances critiques, bâtir une économie de résilience, maîtriser notre monnaie, notre énergie, notre production alimentaire, nos données et nos chaînes logistiques. C’est tout le sens de nos piliers stratégiques « Souveraineté et Résilience », au cœur d’INTILAQ 2050.
La Tunisie ne changera pas seule le monde. Mais elle peut, dès maintenant, choisir de ne pas sombrer avec lui.
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La monnaie est la colonne vertébrale de notre économie nationale, essentielle à toutes les couches de la société. Elle influence chaque individu, entreprise, organisation et institution étatique. Ainsi, la souveraineté monétaire est le prérequis indispensable à tout développement autonome et maîtrisé de notre nation. Nous nous engageons à garantir cette...

Préambule Lorsque nous avons publié en 2019 notre premier texte sur la monnaie et le rôle de la Banque Centrale, les réactions ont été immédiates : débats enflammés, critiques vives et insultes, mais aussi heureusement de nombreuses questions de fond sur la dette, la création monétaire, les entreprises publiques et le...